De l'autoroute

Publié le par Pim

Cruelle expérience que de se tromper de couloir, aujourd'hui. Le choix s'avère définitif. L'erreur ne saurait exister dans un système qui a inscrit la pensée binaire dans le béton.

Les situationnistes, dès les années 60, et ce dans la prolongation de la réflexion d'Henri Lefebvre sur la ville, avaient indiqué qu'il n'était plus guère besoin de propagande pour formater les hommes dans le sens de la soumission. il suffit pour cela de la marchandise qui contient, en soi, un programme de son strict usage. Qui s'en écarte, le fait à ses risques et périls.

Ainsi la ville, cette marchandise que tout le monde ou presque doit consommer, est-elle de l'idéologie matérialisée, avec ses modes d'emploi. Qui ne respecte pas la stricte destination des couloirs se retrouve sur une autoroute dont il ne pourra sortir avant péage.

 

Cette mésaventure, que tout le monde peut faire, - à condition d'emprunter une voiture pour se déplacer, ce qui est évidemment une première stupidité ; qui aujourd'hui parvient, délibérément, à s'en passer est déjà sur la voie d'une critique de la vie aliénée - illustre assez bien la logique présidant à la marchandisation du monde : une logique de la simplification extrême de la vie, laquelle doit absolument se résoudre à devenir vendable, et, pour ce faire, à entrer dans sa réduction à un plan, mieux, à une ligne, droite de préférence.

Tout ce qui n'y rentre pas, scorie indésirable, devient suspect a priori et doit être à terme éliminé sous le prétexte de non consommable, ne faisant pas suffisamment d'audience, ou insuffisamment populaire, trop élitiste, etc ....avant que ce ne soit celui de "terroriste" ... mettant en péril la bonne circulation des marchandises !

Afin d'éviter que ne survienne ce genre de désagrément, mieux vaut encore "prévenir" en écartant, dès la conception du projet, tout éventuel mésusage qui pourrait devenir déviance. L'autoroute est, de ce point de vue, le paradigme presque parfait de la logique binaire appliquée à la vie.

Un tel espace programmé sur le strict plan de son "utilité", "facilite" la vie parcellisée en fonctions. Comment mieux se "déplacer" ?

 

De même, afin de répondre à la fonction "comment mieux consommer ?" - c'est-à-dire vivre, quand les deux fonctions sont à ce point confondues -,  un espace actuellement voué à un amoncellement disparate et incohérent d'entrepôts commerciaux va-t-il devenir un "centre commercial". La publicité de ce projet, destiné à acclimater les futurs gogos est, en substance : "Vous ne pourriez rêver mieux ! Votre vie va changer du tout au tout !".

Et en effet, la marchandise ainsi programmée doit être vendue comme un paquet-cadeau qui va empaqueter l'existence : le consommateur lambda est censé aimer - rien de moins - cet espace clos, sécurisé, où toute la vie moderne se déploie devant ses yeux ébahis comme un film sans autre fin que la limite du centre commercial (elle n'est qu'apparente et appelle toujours plus de tels espaces clos) et où la vie, conditionnée jusqu'au confinement, devient un programme accessible moyennant monnaie.

 

De cet univers, il n'est guère besoin de "dirigeants" - "bons", "mauvais", "dangereux", ... - Simplement d'application de logiques préétablies, comme il est des applications logicielles, dont peu s'avèrent capables de corriger le déroulement.

L'idéologie du progrès et u changement mise au service de l'immuable, voilà le paradoxe que rien ne peut désormais, ni dissimuler à la conscience, ni justifier devant elle. On voit, dans cet univers en expansion de la technique et du confort, les êtres se replier sur eux-mêmes, se racornir, vivre petitement, mourir pour des détails. Le cauchemar offre à la promesse d'une liberté totale un mètre cube d'autonomie individuelle, rigoureusement contrôlée par les voisins. Un espace-temps de la mesquinerie et de la pensée basse. (...)
Raoul Vaneigem Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations.

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