De la "banalité du mal"

Publié le par pim

le secrétaire général de l'ONU Ban Ki-moon a qualifié ce bombardement de « nouvelle violation flagrante du droit humanitaire international » dans un communiqué où il a évoqué un « scandale » :

« C'est un scandale du point de vue moral et un acte criminel. Cette folie doit cesser. »

Le Monde.fr

« Larguer des bombes, pour moi, c'est devenu un besoin. Ça vous picote drôlement, c'est une sacrée sensation. C'est aussi bien que descendre quelqu'un. » (un lieutenant de la Luftwaffe, 17 juillet 1940)

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Dans plusieurs interventions publiques, le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, a assuré que les forces israéliennes continueront le combat contre le Hamas même après la destruction des tunnels creusés sous la frontière par les activistes palestiniens pour mener leurs attaques.

« Nous avons promis depuis le départ le retour au calme pour les citoyens d'Israël et nous continuerons d'agir jusqu'à ce que nous ayons atteint cet objectif. Cela prendra aussi longtemps que nécessaire, et nous emploierons toute la force requise. »

Le Monde.fr

La distinction absolue en appartenants et non-appartenants est commune aux sociétés meurtrières d'Allemagne, du Rwanda, de l'ex-Yougoslavie. Une fois lancée une politique d'exclusion des non-appartenants (...), spoliation, puis déportation, «nettoyage» et finalement extermination pure et simple des non-appartenants réapparaissent avec une régularité terrifiante

La banalité du mal n'est donc pas la « banalisation » du mal. Il s'agit plutôt des cas où le mal est protégé par la loi et fait l'objet de toute une propagande, de toute une idéologie, de tout un système étatique, etc. que des individus servent avec conviction et auxquels ils croient aveuglément


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Ce qui est pour le moins frappant, dans ce gazage de Gaza - si l'on peut ainsi parler, nous autres "spectateurs" -, est le spectacle complaisant qui en est donné au monde, martèlement incessant de ce qu'"il ne s'arrêtera pas" - ou à la seule discrétion des petits führer du moment -, installant le mal comme chez lui, avec cet visée que l'on en soit saturé au point de ne plus le considérer que comme une sorte de familier, menace ordinaire pesant désormais sur nos existences - qui n'en peuvent, mais ... -, mais menace plus sournoise, plus pernicieuse encore que ne le fut celle de la bombe, puisque sans plus de fondement que le seul confort de propriétaires voulant la tranquillité de leurs résidences secondaires. Voilà qui, au moins, ne peut que nous toucher au plus profond de nous-mêmes, et justifier qu'enfin on "nous" - pardon ! - les débarrasse des importuns ....

 

C’est Hannah Harendt qui évoqua cette "banalité du mal" à propos du procès Eichman dont elle rendit compte, mettant en évidence que le nazisme n’avait nullement été l’œuvre de monstres, mais bien plutôt d’hommes très ordinaires, dont la seule détermination semble avoir été leur soumission à la loi,  loi non interrogée puisqu’elle était la loi.

C’est ainsi que l’on constate le déplacement du problème : le mal n’étant plus une violation de la loi, mais devient, au contraire, une obéissance à la loi. Du moins, ce fut précisément la plaidoirie de Eichmann.

(...) le mal ne peut plus être pensé en terme de « transgression » d’une loi ; il faut à présent le penser comme l’oubli fondamental d’une appartenance à une communauté. « Et parce que vous avez soutenu et exécuté une politique qui consistait à refuser de partager la terre avec le peuple juif et les peuples d’un certain nombre d’autres nations[…] pour cette raison seule vous devez être pendu.”

Le mal dans sa forme extrême et dans sa forme banale devient un refus de communiquer avec l’autre, de le reconnaître comme tel, comme si l’identification à la loi se substituait à l’identification au semblable.

Institut d'éthique contemporaine

Dans le gazage des chambres à Gaza, ce qui est installé ce n’est pas plus seulement la banalité du mal au sens de Harendt, commis par des hommes ordinaires - bien que cela demeure la réalité de notre société, le mal comme production de l’homme ordinaire, sans état d’âme -, mais surtout l'effet de cette production : le mal installé comme l'ordinaire, le “normal”, état de fait accompli allant de soi : avant de raser votre maison - 5 mn avant -, un homme courtois vous aura téléphoné, presque aimablement, sinon une voix neutre d’aéroport, incolore, inodore, sans acrimonie, la voix de “l'humanisme robotisé” : “Attention ! Vous devez évacuer ! aujourd’hui, on rase gratis !”, à peu près identique, à la bombe près, à ce qui s'est passé dans la crise dite des subprimes pour des millions d'Américains, découvrant soudain le coté sombre de l'"american way of life".

Guerre propre, humaniste, bardée d’avocats pour faire dans la “légalité de la guerre”, devant les caméras, comme une banale affaire juridique d'expulsion, quand on sait que l'expulsé risque de "porter plainte". Voilà le type d’oxymoron que l’on installe dans les esprits, la guerre indolore, propre et “légale” : on vous vole, on vous extermine, mais c’est la loi ! Que voulez-vous y faire ? C’est comme ça ! Et si vous n’êtes pas content de ce que l’on aura supprimé les membres de votre famille, de ce que l’on vous aura privé de tout, écrivez une réclamation !...

Banalisation du mal par un martelage médiatique visant à lnstaller l’horreur comme normalité, comme banalité ordinaire : le sang peut couler à flots, des quartiers rasés, c’est l’”ordre des choses”. Ici n’est que répétition - avec toujours davantage de froideur -, de la logique industrielle, telle qu’elle s’était déjà mise en scène dans la 1ère, puis seconde boucherie mondiale, passant sur les existences comme un char sur un nid de fourmis, sans plus d’états d’âme. L’âme, d'ailleurs, a été refourguée il y a déjà un bail : l’humanité est une chose et les choses la font vivre.
 
Pour autant, parce que l’humain ressurgit là où on ne l’attendait pas, toujours par le coté de cette putain de passion insatisfaite, dans le même temps que l’ordre des choses ordinaires prétend imposer cette banalisation, cette désensibilisation au massacre devenu l’ordinaire, ne voilà-t-il pas les propagandistes israëliens pousser des cris d’orfraie que l’on s’arrête sur l’horreur de leurs seuls crimes, comme si c’était là une manifestation, une fois de plus, de l’antisémitisme : c’est parce qu’on leur en veut que l’on parle d’eux, et non de la Syrie, par exemple ! ... À homme d’exception, traitement d’exception ...
Les Israëliens semblent ne plus savoir où ils en sont, tirant d’abord, tous azimuts, selon la politique du fait accompli qui leur est désormais comme une seconde nature, et considèrant, APRÈS, seulement, le résultat.

Qu’ont-ils à perdre ? En toute impunité  : comme disait Gœbbels, le chef de la propagande nazie : “Dénigrez ! dénigrez ! il en restera toujours quelque chose !”  ; c’est là désormais leur politique, le modèle sur lequel ils s’alignent, puisque leur voici donné le “droit” de faire indéfiniment revivre aux autres un passé perpétuellement repassé pour se convaincre qu’ils peuvent aussi le faire subir aux autres, selon leur loi du Talion, en un sacrifice perpétuel en forme d’exorcisme : les Untermenschen, ce sont les autres à présent, les autres qui doivent payer, quand bien même s'ils n’y sont pour rien, quand bien même ce sacrifice n’est qu’un artifice de la mémoire, un sacrifice qu’ils n’ont pas eux-mêmes vécu, mais dont ils se font les habiles camelots.
Dans un monde qui est littéralement dépossédé de lui-même, qui aura abandonné toute capacité de résistance à l’inommable, à l’immonde, à l’inhumanité même, les voici à prendre leurs délires pour des réalités, comme des gamins mal élevés, tapageurs et capricieux jusqu’à la maltraitance. Et c’est bien LA question qui se pose, la seule, le niveau élevé de leur dangerosité : pit bull furieux lâchés la bride sur le cou, mordant sans plus de frein ni de raison et aboyant sans cesse qu’on leur en veut . Que faire de ces gens là, désormais qu’ils ont décidé de n’avoir d’ordre à recevoir que d’eux-mêmes ? Les piquer ?... afin que, plongés dans un sommeil réparateur, leur soit suggéré que "la guerre est finie !" ?

Las ! C'est de la Palsestine toute entière, et plus si affinités, dont ils veulent comme panier.

La question se pose avec d’autant plus d’acuité qu’ils surgissent dans une réalité dont ils sont d’abord les révélateurs, celle d’une bien triste nouvelle sur laquelle ils avancent : rien en face d’eux, et pour cause ...
La monstruosité de la bête immonde n’est plus que la monstruosité de s’en émouvoir. La vie ne vaut rien, et il est normal de la supprimer. Et ceux-là mêmes qui alertent sont le problème, comme l’ont montré les interdictions des manifestations, toujours désignées, d’ailleurs, sous le seul vocable de pro-palestiniennes, comme si cela suffisait à les caser quelque part, hors de toute contestation d’un mal absolu, d’une résistance qui se veut universelle et constitue la résistance de la vie à la mort.

La monstruosité d’un régime peut parfaitement s’appuyer sur le travail ordinaire de fonctionnaires zélés se soumettant aux ordres. Pas besoin de haine ou d’idéologie pour expliquer le pire, la soumission suffit.
le psychologue américain Stanley Milgram entreprend de démontrer expérimentalement ce que H. Arendt a révélé la soumission à l’autorité suffit pour transformer un homme ordinaire en bourreau. C’est ainsi qu’est réalisée l’expérience la plus célèbre de toute l’histoire des sciences humaines.
Au début des années 1960, S. Milgram recrute des personnes qui croient participer à une expérience scientifique. Il leur est demandé d’administrer des chocs électriques à des sujets attachés sur une chaise s’ils ne répondent pas correctement à des questions. D’abord étonnés, les bénévoles s’exécutent de leurs tâches, n’hésitant pas à envoyer des décharges électriques de plus en plus puissantes.
L’expérience connue sous le nom de “Stanford prison experiment” semble confirmer le fait. En 1971, le psychologue Philip Zimbardo monte une expérience où des étudiants sont invités à rester quinze jours enfermés dans un bâtiment. Les uns joueront le rôle de gardiens, les autres de prisonniers. au bout de quelques jours, des gardiens commencent à se livrer à des brutalités et humiliations sur leurs prisonniers.
Cette expérience a été explicitement évoquée par Christopher Browning, dans “Des hommes ordinaires” pour expliquer les conduites du 101è bataillon de réserve de la police allemande. Celui-ci, composé d’hommes ordinaires, pères de famille, ouvriers et membres de la petite bourgeoisie, exécuta 400 000 juifs polonais entre 1942 et 43.

Sciences humaines

Le point de vue d’Harendt sur l’homme banal fut remis en question par les historiens :

Eichman, apparut bien plutôt comme un idéologue du nazisme parfaitement conscient de ce qu’il faisait.
ll faudrait donc autre chose que de la simple soumission à un système pour aboutir à des crimes de masse. Cela nécessite aussi que les exécutants des basses besognes croient à ce qu’ils font, adhèrent à leur mission, se mobilisent activement. L’obéissance ne suffit pas, l’idéologie compte
Ainsi que la morale. Dans l’expérience de S. Milgram, il y a fort à parier que les sujets devenant bourreaux agissaient avec le sentiment de faire progresser la science. Autrement dit, soulignent A. Haslam et S. Reicher, ils trouvaient leur comportement moralement justifiable.
Plus les bourreaux se sentent étrangers aux victimes, plus est aisée leur élimination. c’est à qui peut s’appliquer cette morale commune qui change. les limites entre le “eux” et le “nous”. Dès lors qu’un groupe n’est plus inclus dans l’humanité commune, tout devient possible.
Enfin, le sentiment de menace est un élément important. Les gens qui commettent des massacres le font dans des périodes de guerre ou de guerre civile. Ils ont le sentiment que leur monde s’écroule et que leur communauté est menacée.

Sciences humaines

Harendt a parfaitement rendu compte de la situation des sociétés modernes, de leur totalitarisme quand la déresponsabilisation s’impose comme leur être même : "sociétés bureaucratiques de consommation dirigée" (H. Lefebvre) qui s’occupent de tout et dans lesquelles la part d’autonomie des individus est réduite à celle du choix qu’ils ont entre deux marques de marchandises. La séparation les caractérise, la perte de tout contrôle sur la réalité produite, qui ne répond plus qu’au seul objectif de la valeur.

Idéologie et croyance ne sont nullement absentes de telles sociétés. Bien au contraire, elles les structurent, en constituent la colonne même. C’est en croyant si fermement à l’argent, au progrès qu’il est censé fabriquer, que les hommes en viennent à se comporter comme des robots bien huilés. Devenus des servants de la machine, leur niveau de participation n’est pas strictement identique à tous les étages, mais l’on peut globalement conclure que tous y croient plus ou moins à travers le salaire qu’ils en perçoivent et ce qu’il leur permet de toucher des retombées du prétendu “progrès”. En un mot, ils agissent en aliénés.

Et c’est bien de l’asile dont ils relèveraient pour les plus compromis d’entre eux - comme substitut à ce ghetto dont ils semblent, décidément, ne pouvoir se passer, imposant à tous leurs voisins de vivre entre soi, dans la pureté de la "race" -, ceux-là mêmes qui prèchent, moyennant un salaire conséquent, que les ruines ne sont que les bases du renouvellement d’un progrès indiscutable.

La structuration mentale imposée par les sociétés marchandes, assimilant la vie à un flux dans une gestion générale des stocks et des circulations de marchandises, que tout soit prévu et prévisible, que rien ne traîne, que la sécurité soit assurée.
L’architecture témoigne de cette normalisation d’un environnement dans le sens de son calibrage, et de l’homme qui va avec cet environnement calibré, un homme qui ne tolère plus rien d’une aventure humaine, de l’aléatoire, si ce n’est confiné dans des espaces-temps étanches dits “à risques”, comme les sports répertoriés dans la catégorie extrême. Parce que l’extrême, précisément, est le résidu de tout ce qui a été écarté par ailleurs.

Il y avait de la tolérance dans l’architecture, les caractères pouvaient, dans une certaine mesure, s’y exprimer ; il n’y a plus que du métrage, du calibrage, de sorte que l’homme se déplace aujourdhui sur une sorte de patinoire ; tout y a été préalablement rasé de potentielles scories, balisé, préparé préventivement, et mâché ainsi qu’à un enfant ; il n’a plus qu’à se laisser porter, aller à ses “pulsions”, "librement" sans autre référence que celles qui lui auront été édictées d’une vie mesurée en tout, sur un terrain balisé partout. Plus de transcendance, mais de la norme.

Ainsi, notamment, et c’est là une grande victoire de la “liberté”, plus besoin de se poser la question d’être ou non parent, il suffit “d’être soi-même” comme on dit : qu’irait-on s’embarrasser à éduquer ; pour sortir de quoi et conduire où ? quelles valeurs, puisque tout se vaut et que tout est prémaché ?
Tel est l’homme moderne, l’homme ordinaire, l’homme sans passé ni avenir, et donc, et surtout, sans présent construit, à qui tout advient sans même qu’il l’ait demandé, sur lequel tout glisse comme il était venu, et qui n’a d’autre devenir éternellement présent que la boîte dans laquelle il est coincé sans même s’en apercevoir et sans pouvoir en sortir, qui a confié, ou plus exactement qui a ABANDONNÉ toute décision à une superstructure qui s’occupe de tout et décide de tout pour lui.
L’homo consommatus est le bébé qui n’a qu’à téter son biberon tandis qu’il est entièrement pris en charge. Il n’est plus question même de fascisme : un régime autoritaire est fait pour des hommes capables encore de résister. Ceux-là ne résistent pas, ils sont construits pour suivre  les injonctions, les directions, les parcours préétablis, sans se préoccuper de quoi que ce soit des raisons de leur existence et de leur devenir.

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