States

Publié le par Pim

"Étude méthodique des faits sociaux par des procédés numériques » (Bachaumont, Mémoires secrets), les statistiques sont un instrument de pouvoir, à l’instar de ce que fut la géographie, chargée de rendre compte, par la carte, du territoire du prince.

Ainsi que se mesurent la vitesse du vent ou le poids de la farine, toutes mesures objectives des forces à l’œuvre dans la nature ou l’épicerie, elles sont l’indication, rassurante, que le monde moderne est une affaire sérieuse, qui ne plaisante nullement avec la “réalité”, le” terrain”, comme se plaisent à la qualifier d'un terme militaire ceux qui n’y sont jamais, dits terrain ou réalité repérés, identifiés, connus (puisque chiffrés, cartographiés sous tous leurs angles observables), tel un terrain de chasse par le chasseur, c’est-à-dire par un observateur extérieur, déclaré neutre, bien qu'œuvrant non sans intérêt pour la chose observée, toutes données recueillies ayant, bien évidemment, leur usage en aval pour toute opération sur le terrain (on pourra lire, à ce propos, l'article "L'Anthropologie, arme des militaires" du Monde diplomatique de mars 2008).

C’est bien cela, en tout premier lieu, avant même leur dite utilité de répérage, qui fait la valeur des statistiques comme instrument de la domination. Laisser croire que la mesure traduit la réalité en s’imposant comme miroir de celle-ci, en rend compte au point qu’elle serait à même de s’y substituer, de sorte qu’il ne serait plus même possible de parler de réalité sans aussitôt la considérer sous le seul angle de ses mesures chiffrées.
Un processus de substitution, tendant à faire passer la carte pour le territoire, et imposant de cette réalité la lecture qui peut en être faite, l’univers du chiffre comme unique porte d'accès, trou de la serrure de l’épicier, pour qui, contemplant avec amour ses étaux, le monde n’est jamais qu’une somme de quantités mesurables.

Une fois passée dans les mœurs, comme vision du monde (Weltanschauung) indiscutable, la seule même envisageable, tout alors est susceptible de passer au crible de cette obsession de la mesure, de la quantification.
La démocratie, elle-même, ce pouvoir du peuple, se mesure, ainsi que son “opinion”, celle-ci, pour qui sait agir en la matière, devenant une affaire de chiffres, un fait observable, une “réalité” au caractère objectif indiscutable puisque chiffré.
Il importe même au plus haut point au “souverain” qu’est le peuple, souverain partagé s’il en est, incertain de lui-même, afin qu'il soit à même de prendre connaissance de son opinion, c’est-à-dire de sa mesure.
C’est pourquoi, certains, tout à fait désintéressés en la circonstance, se sont-ils employés à la lui faire connaître dans ce miroir de la vérité que seraient les “sondages” d’opinion.

Leur appellation, en elle-même, annonce la division existante entre ceux qui produisent toutes sortes de grognements (non, oui, bôf, peut-être, chais pas, m'en fous d'ton bizness, touch'moi pas avec ta sonde, ...) depuis la caverne obscure où ils demeurent (depuis Platon, ils ne sont jamais parvenus à en sortir, les malheureux), et les “experts” et autres oracles de la Chose publique, chargés de les traduire en termes intelligibles, équipés qu’ils seraient d’instruments ad hoc de recueil de ces borborygmes, comme on recueille la rosée du matin dans des filets habilement tendus à cet effet.

Ainsi peut-on découvrir, à la rubrique "Votre avis” dans lemonde.fr du 2/03/08, l’un de ces filets tendus, comme il se doit, dans la direction du vent dominant :

"A propos de la présence militaire française en Afrique, souhaitez-vous que la France…

1- … conserve un nombre important de bases et de soldats, pour aider à la stabilité du continent

2- … diminue l'importance de sa présence militaire

3- … ou retire progressivement la totalité de ses militaires sur place

4- Sans opinion "

On découvrira ici toute la puissance logistique, intellectuelle et hautement déontologique de tels instruments, quand il s’agit rien moins que de faire croire au lecteur du si référent monde.fr, paisiblement assis devant son écran à travers lequel la réalité ne saurait lui apparaître que sous l'angle de ce qu'on lui en aura préalablement pré-mâché :
1- qu'il aurait un quelconque pouvoir, outre celui d'achat, celui aussi de "souhaiter".
2- que ce souhait  (que s'empresseront d'accomplir les bons génies), à peu près de la même eau que celui sollicité en face de l'étal de l'épicier, aurait valeur d'opinion.

Tant de pouvoir souhaiter, bien évidemment, confère une telle responsabilité que celle-ci doit être encadrée par des conseils, experts, spécialistes de la formulation, lui glissant, de manière quasi subliminale, afin qu'il n'aille pas s'imaginer que l'on oriente son choix, l'aide essentielle à cette prise de décision si lourde de conséquences.
Le "citoyen responsable", ne pouvant être que favorable  "à la stabilité du continent" voisin (dont on sait, par ailleurs qu'il est noir, anciennement colonie, et, en tant que tel, nécessairement instable du fait du départ de la férule civilisatrice), la question, explicitement centrale, de la présence ou non d’une armée d’occupation en terre étrangère, devient réellement subsidiaire, puisqu'elle n'est là qu'en tant que moyen (soutien logistique) de l'unique réponse légitime possible, celle de la stabilité (qui ne saurait durer sans armée d’occupation).
Le système de la question et de sa réponse unique légitime le vernis démocratique d'une décision déjà prise, puisque le champ d’expérience se situerait plutôt (à présent que nous sommes, plus que jamais, toutou US Force), à aider la civilisation états-unienne à consolider ses pipe-lines afghano-irako-irano-moyen-oriento-israëlo-wallstreetiens, et à laisser la cour de récréation africaine à plus grands que soi).

On comprendra tout l'intérêt pour la démocratie de tels sondages, qui vont jusqu'à l'inféoder à leurs résultats tant convoités. Tendant à se substituer aux élections, ils sont devenus l'expression même de la "démocratie" de supermarket, celle où le consommateur se voit sans cesse proposer le pouvoir de choisir entre deux lessives, et où la validité de son choix se trouve, en temps réel, comparée à celle de la majorité, de sorte qu'il peut ainsi mesurer à tout instant combien il est un bon consommateur, intégré à la norme de la moyenne.

Ainsi, lit-on, depuis quelque temps, afin de corriger toute revendication abusive quant à sa légitimité de réprésentant élu de cette démocratie représentative, que le président récemment placé en fonction serait celui "choisi par 53% des Français". Énoncé comme la vérité indiscutable d'une statistique, cet accolage d'un chiffre, pour l'"objectif", et d'un élément qui apparaît lui-même, au premier abord, comme évidence, se veut preuve du réel quand elle n'est qu'un photo-montage, une recomposition de celui-ci. En d'autres termes, une manipulation, où la science dite objective et neutre, du moins son apparence, le chiffre, se prête à la mystification. En la circonstance, faire croire au soutien acquis de près de 24 millions de Français.

Les chiffres doivent être regardés de plusieurs côtés, interrogés par leurs liens avec le contexte qui les produit. Ce qui appartient en propre, et ce à quoi sont payés moult spécialistes de la chose, tous "experts", comme ils se doit, à en donner une version indiscutable, avant même, d'ailleurs, que la question ne vienne à se poser. Ils ont ainsi l'avantage d'être les premiers à y répondre, et surtout sont-ils effectivement rémunérés, assez coquettement sans doute, pour que la question ne se pose que dans les termes mêmes où ils y auront, d'avance, répondu.
En l'occurrence, les 19 millions de suffrages exprimés en faveur de l'élu correspondent à 42,7% des 44,5 millions d'inscrits et non à 53%, pourcentage relatif aux suffrages exprimés, à l'exclusion des 16% d'abstentions et 3,5% des votes blancs ou nuls.
Le nombre d'inscrits, lui-même, ne correspond en rien au nombre de Français en âge de voter, puisqu'il convient d'en soustraire le nombre de ceux qui n'ont pas cru bon de s'inscrire sur les listes électorales. Ceux-ci ayant renoncé au masochisme, sur ce plan au moins, ne se trouvent pas du nombre de ceux qui ont signé un blanc-seing pour cinq ans et trouvent aujourd'hui à s'en plaindre quand ils n'ont que le résultat à la hauteur de leur berlue.

Mais fi ! vraiment, de tels comptes d'apothicaire. Qu'est-ce, en ces jours où la démocratie vit un régime exaltant d'amincissement programmé (lire, à ce propos, l'article "Démocratie simplifiée" du Monde diplomatique de mars 2008), qu'une petite différence de 4,5 millions de voix ? Une vague étourderie, sans grande conséquence, puisque s'imposent, dans les faits, les conséquences de ces apparences spécieuses auxquelles il nous  faut adhérer comme à une réalité indiscutable. En tout état de cause, tout ceci sera vite oublié
D'autres chiffres, tous aussi inintéressants, viendront recouvrir les premiers, pour répondre à des questions toutes aussi insignifiantes, non encore posées mais qui s'imposeront à la démocratie, afin de nous rendre raisonnable de chercher le bonheur dans ces ersatz qui nous occupent ...

 

Publié dans De la Guerre

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D
Il faudrait creuser encore cette histoire d'antisémitisme comme facteur de construction de l' "opinion" occidentale. Le nazisme était une entreprise effectivement bien plus nefaste que l'image que l'on en a. Je pense qu'il a servit a remodeler le monde de maintenant.<br /> <br /> Avez vous lu A. Sutton ?
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